21.
La nouvelle identité
Je suis restée à côté de Jeb, un peu en avant, pour être le plus loin possible des deux hommes qui nous suivaient. Jamie marchait au milieu, ne sachant trop quel camp rallier.
J’ai eu du mal à m’intéresser au reste de la visite. Mon attention était ailleurs lorsque Jeb m’a montré la seconde zone de culture – cette fois, des maïs, hauts comme la taille, dans la chaleur étouffante renvoyée par un autre jeu de miroirs – ou la caverne basse de plafond qu’il avait baptisée « le terrain de sport ». Cette vaste grotte était plongée dans l’obscurité, mais ils apportaient des lumières quand ils voulaient jouer. « Jouer » ? Cette notion me paraissait saugrenue au sein d’un groupe de survivants belliqueux, mais je n’ai posé aucune question. Il y avait de l’eau ici aussi – un petit ru nauséabond, chargé en soufre, qui faisait office de secondes latrines.
Mon esprit était focalisé à la fois sur les deux hommes marchant derrière moi, et sur le garçon à mes côtés.
Ian et le médecin se comportaient étonnamment bien. Aucun des deux n’a tenté de m’attaquer ; mais je me méfiais tellement que j’avais l’impression que des yeux m’avaient poussé dans le dos. Ils suivaient le train en silence, échangeant parfois quelques mots à voix basse. Leurs commentaires faisaient allusion à des gens ou à des lieux que je ne connaissais pas, ici ou hors de ces grottes.
Jamie était silencieux, mais m’observait beaucoup. Quand je ne surveillais pas du coin de l’œil les deux hommes, je regardais Jamie furtivement. Cela ne me laissait guère le loisir d’admirer les merveilles que me montrait Jeb ; par chance, celui-ci ne semblait pas s’en apercevoir.
Certains tunnels étaient très longs ; les dimensions de ce réseau souterrain étaient vertigineuses. Souvent, les conduits étaient obscurs, mais Jeb et les autres ne ralentissaient pas l’allure. Ces lieux leur étaient si familiers qu’ils pouvaient les arpenter les yeux fermés. C’était plus difficile pour moi que lorsque j’étais seule avec Jeb et qu’il me guidait de sa main. Dans le noir, tous les bruits me faisaient sursauter. Même les bavardages du médecin et de Ian semblaient être une diversion masquant de vils desseins.
Pure paranoïa ! a commenté Melanie.
C’est comme ça qu’on reste en vie !
Tu devrais prêter davantage attention à ce que te montre oncle Jeb. C’est vraiment fascinant ce qu’il a fait ici.
Vas-y, toi, profite de la visite…
Je ne peux entendre et voir que ce que tu entends et vois, Vagabonde ! Et puis elle a changé de sujet : Jamie paraît en forme, mais pas très joyeux.
Il est méfiant.
Nous arrivions enfin dans la lumière après un long périple dans l’obscurité.
— Nous sommes à la pointe sud du réseau souterrain, expliquait Jeb en marchant. C’est un peu loin de tout, mais il y a de la lumière toute la journée. C’est la raison pour laquelle on en a fait l’infirmerie. C’est là que Doc fait ses expériences.
À cette annonce, mon corps s’est figé. Mes yeux, écarquillés de terreur, passaient de Jeb au médecin.
Tout cela n’était qu’une ruse, alors ? Attendre que Jared l’entêté soit loin et m’attirer ici ensuite ? Quand je pense que je m’étais jetée toute seule dans la gueule du loup ! Quelle idiote !
Melanie aussi était effarée. On s’est offertes à eux sur un plateau !
Ils m’ont tous regardée ; Jeb, le visage impassible, le médecin, l’air aussi surpris que moi, avec l’horreur en moins.
J’aurais dû sursauter, m’écarter de cette main qui m’a soudain touchée, si son contact ne m’avait pas été aussi familier.
— Non, a murmuré Jamie, sa main hésitante posée sur mon coude. Tout va bien. N’est-ce pas, oncle Jeb ? (Jamie a regardé le vieil homme avec confiance.) Tout va bien, n’est-ce pas ?
— Bien sûr. (Les yeux bleus de Jeb étaient sereins.) C’est juste pour lui montrer l’endroit, gamin, c’est tout.
— De quoi parlez-vous ? a grommelé Ian derrière nous, agacé de ne pas comprendre ce qui se passait.
— Tu as cru qu’on t’avait attirée dans un traquenard pour te donner à Doc ? m’a demandé Jamie au lieu de répondre à Ian. Jamais on ne ferait ça. On l’a promis à Jared.
J’ai regardé son visage, faisant mon possible pour le croire.
— Oh ! a dit Ian en comprenant ce qui se passait. (Il est parti d’un grand rire). Ce n’était pas un piège. Mais on aurait dû y penser, c’était une bonne idée !
Jamie a froncé les sourcils à l’encontre du grand gaillard puis m’a tapoté le bras avant de retirer sa main.
— N’aie pas peur.
Jeb a poursuivi son explication là où il l’avait interrompue.
— Bref, on a équipé cette grande salle comme on a pu… Quelques lits de camp, au cas où quelqu’un tombe malade ou soit blessé. Pour le moment, on touche du bois. Doc n’a pas eu beaucoup de travail de ce côté-là. (Jeb m’a adressé un grand sourire.) Ce qui est un petit miracle, car tes congénères ont mis à la benne tous nos médicaments quand ils sont arrivés. On ne trouve quasiment plus rien pour se soigner.
J’ai hoché timidement la tête – un mouvement involontaire. J’étais toujours sur mes gardes. Cette pièce paraissait innocente, dédiée entièrement au soulagement de la souffrance, mais mon estomac se contractait spasmodiquement.
— Que sais-tu de la médecine extraterrestre ? m’a demandé le docteur. (Il m’observait avec curiosité, la tête inclinée sur le côté.)
Je l’ai regardé sans rien dire.
— Oh, tu peux parler à Doc, m’a encouragé Jeb. C’est un garçon tout à fait fréquentable à bien des égards.
J’ai secoué la tête aussitôt. C’était ma réponse à la question du médecin, pour leur dire que je ne savais rien, mais ils ont mal compris.
— Elle ne va pas nous donner ses secrets de fabrication, a lâché Ian avec aigreur. Pas vrai, chérie ?
— On se tient, Ian ! a rappelé Jeb.
— C’est un secret ? a demandé Jamie, méfiant, mais visiblement intrigué.
J’ai secoué de nouveau la tête. Ils m’ont tous regardée, perplexes.
J’ai pris une grande inspiration et j’ai murmuré :
— Je ne suis pas une Soigneuse. Je ne sais pas comment fonctionnent nos médicaments. Je sais juste qu’ils fonctionnent. Ils soignent à la source, plutôt que de traiter simplement les symptômes. Il n’y a ni tâtonnements ni essais. C’est pour cela qu’on n’a pas gardé vos médicaments.
Les quatre humains m’ont regardée fixement. Ils avaient d’abord été étonnés que je ne leur réponde pas, et à présent, ils étaient surpris que je le fasse. Les humains n’étaient jamais contents.
— Les tiens n’ont pas changé grand-chose de ce qu’on leur a laissé, a déclaré Jeb d’un air pensif. Juste notre médecine, et nos avions qu’ils ont remplacés par vos vaisseaux. Hormis ça, la vie est restée la même qu’autrefois… en surface.
— Nous venons pour enrichir notre champ d’expérience, pas pour modifier les choses, ai-je répondu à mi-voix. Mais la santé passe avant cette approche philosophique.
Je me suis tue, avec un claquement de mâchoires audible. Je devais être plus prudente. Les humains n’étaient guère enclins à écouter des sermons. Un rien pouvait faire éclater leur colère, ou mettre en pièces leur fragile patience…
Jeb a acquiescé, toujours songeur, puis nous a incités à avancer. Il n’était plus aussi enthousiaste qu’au début de notre visite, il avait la tête ailleurs ; il m’a montré rapidement les salles attenantes à l’infirmerie. Au moment de faire demi-tour et de repartir par le tunnel obscur, il s’est fait silencieux. Ce fut une longue marche. Je pensais à ce que j’avais dit… En quoi mes paroles avaient-elles pu l’offenser ? Jeb était trop bizarre pour moi. Les autres humains, hostiles, suspicieux, étaient au moins prévisibles et décryptables. Mais Jeb ? Cet homme-là était une énigme pour moi.
La visite a pris fin brutalement lorsque nous sommes revenus dans la grande caverne où les pousses de carottes formaient un tapis vert.
— La récréation est terminée, a grommelé Jeb en regardant Ian et le médecin. Allez faire quelque chose d’utile !
Ian a roulé des yeux, mais les deux hommes ont fait demi-tour de bonne grâce et se sont dirigés vers le grand tunnel qui menait aux cuisines. Jamie a hésité ; il les a regardés partir, mais est resté sur place.
— Toi, tu viens avec moi, lui a dit Jeb, avec un peu moins de mauvaise humeur cette fois. J’ai un travail pour toi.
— D’accord. (Il était fier d’avoir été choisi.)
Jamie a marché de nouveau à côté de moi alors que nous prenions le chemin des dortoirs. Curieusement, alors que nous empruntions le troisième passage sur la gauche, Jamie semblait savoir exactement où nous allions. Jeb marchait légèrement en retrait, mais Jamie s’est arrêté sans hésitation devant l’entrée au paravent vert. Il a ouvert le battant pour moi, mais est resté dans le couloir.
— Tu veux bien attendre là un petit moment ? m’a demandé Jeb.
J’ai acquiescé, trop heureuse de pouvoir me cacher de nouveau. J’ai franchi le seuil, ai avancé de quelques pas puis me suis arrêtée, sans trop savoir ce que je devais faire. Melanie se souvenait des livres, mais je lui ai rappelé que j’avais promis de ne toucher à rien.
— J’ai des trucs à faire, gamin, a annoncé Jeb. Le repas ne va pas se faire tout seul. Tu veux bien monter la garde pour moi ?
— Bien sûr ! a répondu Jamie avec un grand sourire. (Son petit menton s’est levé de fierté.)
J’ai écarquillé les yeux d’effroi quand Jeb a confié le fusil à Jamie.
— Vous êtes fou ? me suis-je écriée. (J’ai parlé si fort que, sur le coup, je n’ai pas reconnu ma voix. J’avais l’impression d’avoir toujours chuchoté depuis mon arrivée ici.)
Jeb et Jamie m’ont regardée, saisis. Je les avais rejoints dans le couloir.
J’ai failli arracher le fusil des mains du garçon. Un tel geste aurait certes signé mon arrêt de mort, mais ce n’est pas ça qui m’a arrêtée. La vérité, c’est que, en ce domaine, j’étais plus faible que les humains ; même pour protéger le garçon, j’étais incapable de toucher une arme.
Au lieu de ça, je me suis tournée vers Jeb.
— Où avez-vous la tête ? Donner un fusil à un enfant ? Il pourrait se tuer !
— Jamie en a vu davantage que bien des adultes. C’est un vrai petit homme, maintenant. Et il sait parfaitement se servir d’une arme à feu.
Jamie a redressé les épaules de fierté devant les éloges de Jeb ; il a serré l’arme contre sa poitrine.
J’ai secoué la tête devant tant de stupidité.
— Et s’ils viennent pour me tuer et qu’ils trouvent Jamie ici ? Vous savez ce qui arrivera ? C’est du sérieux. Ils n’hésiteront pas à lui faire du mal pour pouvoir m’attraper.
Jeb restait calme, impassible.
— Je ne pense pas qu’il y aura des problèmes aujourd’hui. J’en mets ma main à couper.
— Eh bien moi pas ! ai-je crié de nouveau. (Ma voix a résonné en écho dans le tunnel. On risquait de m’entendre, mais je m’en fichais. Mieux valait qu’ils rappliquent tant que Jeb était encore ici.) Si vous en êtes si sûr, alors laissez-moi sans surveillance. Et il arrivera ce qui doit arriver. Mais ne mettez pas Jamie en danger !
— C’est vraiment la vie du gosse qui t’inquiète, ou le fait qu’il puisse retourner l’arme contre toi ? a demandé Jeb d’une voix douce, presque lasse.
J’ai battu des paupières, incrédule. Cette pensée ne m’avait pas même effleuré l’esprit ! J’ai regardé Jamie ; j’ai vu son air surpris. Cette idée était aussi choquante pour lui.
Il m’a fallu une minute pour revenir sur les rails de la discussion ; pendant ce temps, le visage de Jeb avait changé d’expression. Ses yeux brillaient, sa bouche était pincée, comme s’il était en train de placer la dernière pièce d’un puzzle qui lui avait donné du fil à retordre.
— Donnez le fusil à Ian ou à n’importe qui ! Je m’en fiche, ai-je répondu d’une voix égale. Mais laissez le garçon en dehors de ça !
Jeb a eu un grand sourire ; il ressemblait soudain à un chat ayant attrapé sa proie.
— C’est chez moi, fillette. Et chez moi, je fais ce que je veux. Cela a toujours été comme ça.
Jeb a tourné les talons et s’est éloigné dans le tunnel en sifflotant. Je l’ai regardé partir, bouche bée. Quand il a disparu au bout du couloir, je me suis tournée vers Jamie, qui me regardait d’un air maussade.
— Je ne suis plus un enfant, a-t-il marmonné d’une voix pleine de courroux, le menton pointé en avant. Maintenant, tu ferais mieux de… de retourner dans ta chambre.
Ce n’était pas un véritable ordre, mais c’était effectivement la seule chose à faire. J’avais été battue à plates coutures.
Je me suis assise contre l’un des montants de l’ouverture ; j’étais cachée par le paravent mais je pouvais voir Jamie. J’ai replié les jambes sur ma poitrine, refermé les bras sur mes genoux pour lutter contre l’angoisse qui allait être mon quotidien si cette situation inique perdurait.
Je tendais également l’oreille, pour me tenir prête. Peu importait ce qu’avait dit Jeb, je ne laisserais pas Jamie jouer les anges gardiens pour moi. Je me rendrais dès leur arrivée.
Je suis d’accord, a déclaré Melanie.
Jamie est resté debout dans le couloir quelques minutes, l’arme dans ses deux mains, ne sachant trop que faire dans son nouveau rôle de sentinelle. Il a commencé à faire les cent pas devant le paravent, mais au bout de deux passages, il s’est senti un peu ridicule. Il s’est finalement assis par terre à côté du battant ouvert. Il a posé le fusil sur ses jambes croisées et il a mis le menton dans ses mains. Au bout d’un long moment, je l’ai entendu soupirer. Le métier de garde n’était pas très excitant.
Moi, je ne m’ennuyais pas à le regarder.
Après une heure ou deux, il a commencé à m’observer de nouveau – des petits coups d’œil timides. Il a ouvert la bouche à plusieurs reprises pour me parler, mais chaque fois, il s’est ravisé.
J’attendais, le menton posé sur les genoux. Ma patience a finalement été récompensée.
— Cette planète d’où tu viens, avant d’être dans Melanie, a-t-il demandé, c’était comment ? Comme ici ?
Je ne m’attendais pas à cette question.
— Non, ai-je répondu. (Étant seule avec Jamie, je me sentais le droit de parler à un volume normal, et non plus en chuchotant.) C’était très différent d’ici.
— Tu veux bien me raconter ? a-t-il demandé en inclinant la tête sur le côté, comme lorsque Melanie lui narrait une histoire avant de dormir.
Alors je lui ai raconté.
Je lui ai parlé de la planète aquatique des Herbes-qui-Voient. Je lui ai parlé des deux soleils, de l’orbite elliptique, des eaux grises, de l’immobilité d’une vie sur racines, de la vision vertigineuse et simultanée de mille yeux, des conversations sans fin d’un million de voix silencieuses que tous pouvaient entendre.
Il a écouté mon récit, les yeux emplis d’émerveillement.
— C’est le seul autre endroit que tu as connu ? a-t-il demandé pendant que je réfléchissais aux détails que j’avais pu omettre. Les Herbes-qui-Voient sont les seuls autres aliens du cosmos ?
J’ai lâché un petit rire.
— Cela m’étonnerait. Pas plus que je suis le seul alien sur cette terre.
— Raconte-moi.
Je lui ai alors parlé des Chauve-Souris du Monde des Chants, de l’expérience de vivre dans une cécité musicale, de pouvoir voler. Je lui ai parlé de la Planète des Brumes… de la félicité d’avoir une fourrure blanche et quatre cœurs à tenir au chaud, de la façon d’éviter les monstres à griffes.
J’ai commencé à lui parler de la Planète des Fleurs, du monde chromatique et de la lumière, mais il m’a interrompue par une nouvelle question :
— Et les petits bonshommes verts avec une tête triangulaire et de gros yeux noirs ? Comme ceux qui se sont crashés à Roswell ? C’était vous ?
— Non.
— C’était un canular ?
— Je n’en sais rien… peut-être, peut-être pas. L’univers est grand et très peuplé.
— Comment êtes-vous venus ici, alors ? Si vous n’êtes pas les petits hommes verts de Roswell, qui êtes-vous ? Vous devez bien avoir un corps pour bouger et ce genre de choses, non ?
— C’est vrai, ai-je reconnu, surprise par sa clairvoyance. (Je n’aurais pas dû l’être ; je savais qu’il était intelligent, que son esprit, comme une éponge, absorbait tout.) Au tout début, on a utilisé les corps des Araignées pour lancer le processus.
— Des Araignées ?
Je lui ai parlé des Araignées, une espèce fascinante. Une espèce surdouée, les esprits les plus brillants que nous ayons eu la chance de rencontrer, et chaque spécimen en avait trois ! Trois cerveaux, un dans chaque section de leur corps. On a toutefois rencontré un problème, un problème qu’elles ne pouvaient résoudre pour nous. Et pourtant, elles avaient un esprit si analytique qu’elles trouvaient toujours une solution à tout. De tous nos hôtes, les Araignées ont été les plus ferventes supportrices de notre Occupation. Elles ont à peine vu la différence, et quand elles se rendaient compte de notre présence, elles semblaient apprécier notre façon de gérer leur monde. Les rares âmes qui ont arpenté la planète des Araignées avant l’implantation rapportent que c’était un monde froid et gris. Pas étonnant que les Araignées voyaient en noir et blanc et avaient une sensibilité atrophiée à la température. L’espérance de vie des Araignées était très courte, mais les jeunes naissaient avec tout le savoir des parents, ainsi aucune connaissance n’était perdue.
J’ai vécu un cycle chez cette espèce, et puis je suis partie sans regret. La clarté vertigineuse de la pensée, les réponses qui venaient tout naturellement à n’importe quelle question, la danse harmonieuse des chiffres et des concepts, tout cela ne remplaçait ni l’émotion, ni les couleurs – des notions presque étrangères à ces organismes. Comment les autres âmes pouvaient-elles être heureuses dans ce monde, cela restait un mystère pour moi… Et pourtant, la planète est autonome depuis des milliers d’années terrestres. Et elle est, aujourd’hui encore, ouverte au peuplement parce que les Araignées se reproduisent très vite en générant de grands sacs emplis d’œufs.
J’ai commencé à raconter à Jamie comment l’offensive avait été lancée sur Terre. Les Araignées étaient nos meilleurs inventeurs ; leurs vaisseaux glissaient à travers les étoiles, invisibles. Leurs corps étaient presque aussi efficaces que leurs esprits : quatre longs membres sur chaque segment – ce qui leur avait valu leur surnom sur cette planète – et des mains à douze doigts à chaque extrémité. Ces doigts à six articulations étaient aussi fins et robustes que des fils d’acier, capables des manipulations les plus délicates. Du poids d’une vache, mais petites et graciles, les Araignées n’avaient eu aucun problème avec les premières insertions. Elles étaient plus fortes que les Hommes, plus intelligentes, et parfaitement préparées, ce qui n’était pas le cas des humains qui…
Je me suis interrompue en pleine phrase, quand j’ai vu la perle cristalline sur le visage de Jamie.
Il regardait fixement devant lui, ses lèvres pincées formant une fine ligne. Une grosse larme salée roulait lentement sur sa joue.
Quelle idiote tu fais ! a lancé Melanie. Tu ne t’es pas dit ce que ton histoire signifiait pour lui ?
Pourquoi ne m’as-tu pas prévenue ?
Elle n’a pas répondu. À l’évidence, elle aussi était captivée par mon récit.
— Jamie, ai-je murmuré. (J’avais la langue pâteuse. La vue de cette larme a fait monter une boule dans ma gorge.) Je suis désolée. Je n’ai pas réfléchi.
— Ce n’est pas grave. C’est moi qui t’ai posé la question. Je voulais savoir ce qui s’était passé. (Sa voix chevrotait ; il avait du mal à dissimuler son chagrin.)
Je brûlais de me pencher vers lui et d’essuyer cette larme. J’ai tenté d’ignorer cette pulsion. Je n’étais pas Melanie. Mais la larme restait en suspens, au bord de la mâchoire, immobile, comme si elle se refusait à tomber. Les yeux de Jamie demeuraient rivés sur le mur, ses lèvres tremblaient.
Il était tout près de moi. J’ai tendu le bras pour lui caresser la joue du bout des doigts ; la larme s’est étalée sur sa peau et a disparu. Par instinct encore, j’ai laissé ma main sur son visage.
L’espace d’une seconde, il a feint d’ignorer ce contact.
Puis il a tourné la tête vers moi, les yeux fermés, et m’a tendu les bras. Il s’est pelotonné contre moi, sa joue dans le creux de mon épaule, là où c’était le plus confortable, et il a éclaté en sanglots.
Ce n’étaient pas les pleurs d’un enfant, et cela rendait son chagrin plus profond encore, plus sacré, parce qu’il osait pleurer devant moi. C’était la douleur d’un adulte aux funérailles des siens.
Mes bras se sont refermés autour de lui, avec moins d’aisance que jadis, et je me suis mise à pleurer aussi.
— Pardon, ai-je répété encore et encore. Pardon.
Avec ce mot, je m’excusais pour tout : d’avoir trouvé cet endroit ; de l’avoir cherché ; d’être celle qui lui avait pris sa sœur ; de l’avoir ramenée ici et de lui faire mal à nouveau ; de l’avoir fait pleurer avec mes histoires stupides ; d’être sans cœur.
J’ai continué à le serrer contre moi quand il s’est calmé ; je n’étais pas pressée de le laisser partir. J’avais l’impression que mon corps se languissait de ce contact depuis le début, mais je n’avais pas compris d’où venait ce manque jusqu’à cet instant. Le lien mystérieux d’une mère et de son enfant, si puissant sur cette planète, ne m’était désormais plus inconnu. Il n’y avait pas de lien plus fort que celui de la vie. Je connaissais cette vérité, mais à présent je l’éprouvais dans ma chair. Je savais pourquoi une mère pouvait donner sa vie pour son enfant, et cette connaissance changeait à jamais ma vision de l’univers.
— Tu me déçois, gamin !
Nous avons sursauté. Jamie s’est levé d’un bond ; je suis restée par terre et me suis réfugiée contre la paroi.
Jeb s’est penché et a ramassé le fusil que nous avions abandonné au sol.
— On ne laisse pas traîner une arme comme ça, Jamie. Je te l’ai pourtant dit cent fois. (Son ton était doux, ce qui atténuait la critique. Il a tendu le bras pour lui ébouriffer les cheveux.)
Jamie s’est courbé sous la caresse bourrue de Jeb, le visage cramoisi de honte.
— Désolé, a-t-il marmonné en se tournant comme pour s’enfuir. (Il s’est arrêté après un pas et a fait volte-face vers moi.) Je ne connais pas ton nom.
— Ils m’ont appelée Vagabonde, ai-je murmuré.
— Vagabonde ?
J’ai acquiescé.
Il a hoché la tête aussi puis s’est enfui dans le couloir. Il avait encore la nuque rouge.
Lorsqu’il a disparu, Jeb s’est laissé glisser contre la paroi, pour s’asseoir à l’endroit où se trouvait Jamie plus tôt. Comme Jamie, il a posé l’arme en travers de ses cuisses.
— C’est un nom intéressant… (Jeb semblait d’humeur bavarde.) Un de ces jours, tu me diras pourquoi ils t’ont appelée comme ça. Je suis sûr que ce doit être passionnant. Mais « Vagabonde », c’est un peu long, tu ne trouves pas ?
Je l’ai regardé sans rien dire.
— Ça t’embête si je t’appelle Gaby ? C’est plus court. Et cela sonne mieux.
Il attendait cette fois ma réponse. J’ai haussé les épaules. Il pouvait m’appeler encore « fillette » ou me donner n’importe quel sobriquet humain. Ça partait d’une bonne intention.
— Alors, va pour Gaby. (Il a souri, ravi de sa trouvaille.) C’est agréable de te donner un petit nom. C’est comme si on était de vieux amis.
Il m’a fait un grand sourire, jusqu’aux oreilles, et je n’ai pu m’empêcher de lui sourire aussi, même si j’étais plus attristée que joyeuse. Jeb était, sur le papier, mon ennemi ; il avait sans doute l’esprit dérangé. Et pourtant, il était mon ami… Certes, il n’hésiterait pas à me tuer si les choses tournaient mal, mais il ne le ferait pas de gaieté de cœur. Que pouvait-on demander de plus à un ami humain ?